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Les Friches urbaines. Des appropriations au commun

16 novembre 2023

Cécile MATTOUG – membre associée de l’UMR Ressources, architecte diplômée d’État et docteure en géographie, ses travaux scientifiques interrogent les friches et les logiques de métropolisation par le paysage
Roberta TRAPANI – membre associée de l’ECLLA – MSH Lyon Saint-Étienne, docteure en Histoire de l’art, ses recherches portent sur l’art brut et l’architecture sans architectes.
Marion CHOMBART DE LAUWE – graveuse, dessinatrice, plasticienne. Son travail consiste à arpenter les lieux en chantier ou voués à disparaître pour en récupérer des matériaux afin d’inscrire leurs traces sur ce qu’il reste d’eux

À travers des exemples, les intervenantes parlent de la manière dont les  habitant·e·s s’approprient la ville pour contester les modèles d’aménagement dominants et revendiquer une participation active aux transformations urbaines.


Introduction de Roberta Trapani

Roberta Trapani ouvre la discussion en soulignant pourquoi la ville constitue un lieu central de luttes et d’actions collectives. Elle distingue quatre formes principales de mobilisation :

  • Les actions citoyennes ancrées dans les dynamiques de contestation urbaine, souvent portées par des associations locales cherchant à peser sur les décisions liées aux projets d’aménagement.
  • Les actions qui relèvent d’une volonté de démocratiser l’architecture, en lien avec les principes de  l’architecture participative.
  • Les dynamiques issues de l’écologie politique, née dans les années 1960, qui contestent le modèle de développement hérité de l’ère industrielle (ex : jardins partagés, guerrilla gardening).
  • L’occupation de bâtiments inoccupés (squatting) à visée sociale et/ou artistique.

1. Les friches urbaines – de quoi parlons-nous ? par Cécile Mattoug

Cécile Mattoug expose les résultats de sa thèse Le partage du vide urbain dans la production métropolitaine : approche exploratoire de la banlieue nord de Paris par les écritures du vécu. Elle décrit les friches comme des lieux de transition et de crise, à la fois abandonnés et convoités pour divers usages (sociaux, écologiques, artistiques). Les friches sont des lieux de vie temporaires, soumis à des régulations parfois contradictoires (tolérance des jardins, répression des habitats informels).

Diffusion du film « Mémoires des Tartres », 8 min.

Légende : C. Mattoug, Saint-Denis (France), 2019

Sa recherche porte sur les friches urbaines en Seine-Saint-Denis, qui sont à la fois des espaces marqués par des formes de pauvreté, des lieux de refuge et de diversité socio-écologique. Ces friches jouent plusieurs rôles : elles servent d’abris, de lieux de culture, d’entraide et de mobilisation sociale. Cependant, ces appropriations restent fragiles, soumises à des régulations diverses, voire à des expulsions. Certains usages, comme le jardinage, sont souvent tolérés, tandis que l’habitat est systématiquement détruit ou déplacé. Les pouvoirs publics peuvent aussi instrumentaliser ces occupations, par exemple en encourageant des jardins collectifs pour éviter que des personnes ne s’installent de manière informelle.

Légende : Ecole de la friche à défendre, Montréal (QC), 2023

Cécile Mattoug a également mené une recherche collective à Montréal, dans le quartier d’Hochelaga, autour d’une mobilisation citoyenne contre la transformation d’une friche industrielle en espaces de logistique. Ses recherches interrogent les friches comme des espaces communs.

2 . L’art et la mémoire des espaces en transformation, par Marion Chombart de Lauwe

    Marion Chombart de Lauwe est artiste plasticienne. Dans son intervention, elle décrit son projet artistique Dernières heures des bâtiments, qui documente la disparition et la transformation des paysages urbains. Ce travail consiste à suivre le processus de démolition ou de mutation de lieux afin d’inscrire la trace de leur transformation sur ce qu’il reste d’eux. En arpentant les lieux en chantier, elle dessine leur mutation in situ, récupère des matériaux issus des bâtiments et travaille en atelier pour graver les dessins sur ce support réemployé et rechargé d’une image symbolique. Ses productions deviennent des échantillons témoins d’un espace disparu et de l’histoire d’un lieu qui a cédé la place.

    Ce projet n’a pas véritablement de fin : il évolue, se décline et s’adapte. Pour Marion Chombart de Lauwe, il est essentiel que ses œuvres trouvent une place dans le patrimoine commun. Cette démarche de réhabilitation et de mémoire s’est poursuivie sur plusieurs sites emblématiques :

    • L’usine de chauffage urbain à Paris, où elle a travaillé sur les entrailles du bâtiment pour révéler ses transformations.
    • Les magasins généraux de Pantin, marqués par une forte appropriation culturelle avant leur réhabilitation.
    • Le château de Romainville, dont l’histoire est marquée par diverses transformations architecturales et un incendie, ne laissant que quelques fragments à préserver.
    • La fabrique de glace à Nantes, lieu associé aux premières grandes raves des années 80 et à la culture nocturne de la ville.
    • L’usine de la Rhodia à Besançon, un site industriel ayant façonné le paysage social local et immortalisé dans le film À bientôt, j’espère de Chris Marker en 1967.

    A travers son travail et ses recherches, Marion Chombart de Lauwe interroge la place du patrimoine industriel et urbain dans nos sociétés contemporaines, en explorant la manière dont ces lieux chargés d’histoire peuvent être réinvestis pour offrir de nouvelles perspectives culturelles et sociales.

    3. Les habitants-paysagistes, par Roberta Trapani

      Roberta Trapani analyse le rôle des murs urbains dans la structuration de l’espace public. Ceux-ci peuvent fonctionner comme des instruments de contrôle gouvernemental, souvent invisibles, mis en place par les pouvoirs publics, mais aussi comme des supports d’expression artistique et de contestation. Elle évoque notamment des artistes autodidactes associé·e·s à l’Art Brut, qui investissent ces surfaces pour y faire émerger des formes de pensée critique, redessinant ainsi le paysage urbain :

      • Alain Rault, artiste de rue sans domicile fixe à Rouen, grave des mots sur les murs et autres surfaces urbaines. Son travail, nourri par son errance et un flot continu de pensée et de parole, donne lieu à des inscriptions denses, parfois illisibles, qui perturbent à la fois visuellement et symboliquement l’espace public. Il choisit des lieux emblématiques du pouvoir – hôtel de ville, commissariat, gare – pour y inscrire ses messages, dénonçant la société capitaliste et les mécanismes de contrôle social.
      Légende: Alain Rault et ses graffitis, Rouen, 2014. Cliché : Roberta Trapani. 
      • Mélina Riccio, artiste italienne, mène une performance nomade en inscrivant ses messages sur des murs, des distributeurs automatiques, ou encore des panneaux publicitaires et électoraux. En détournant ces supports symboles de l’autorité économique, elle exprime un refus radical de la société de consommation et affirme une pensée écologiste et pacifiste. 
      Légende: Melina Riccio, Genova, 2007. Cliché : Gustavo Giacosa.

      Ces artistes transforment le mur en un médium contestataire : ils remettent en question les structures de pouvoir et redonnent une voix à celles et ceux que la société relègue à ses marges.

      Roberta Trapani revient aussi sur l’occupation, en 2009, d’une ancienne usine de salami via Prenestina à Rome par une centaine de personnes de différentes nationalités, avec l’aide de l’association Blocchi Precari Metropolitani. Contrairement aux occupations classiques, centrées soit sur l’habitat, soit sur des projets artistiques, ce lieu – baptisé Metropoliz, città meticcia – a articulé les deux dimensions. 

      En 2011, des anthropologues et architectes sont intervenu·e·s pour défendre cet espace menacé d’expulsion, en le légitimant comme un lieu culturel et social. Les habitant·e·s ont été impliqué·e·s dans l’aménagement d’espaces collectifs (médiathèque, cafétéria, etc.) et dans des créations artistiques. Parmi celles-ci, le film Space Metropoliz, une fiction documentaire imaginant la construction d’une fusée pour aller sur la Lune : une métaphore du rêve d’un ailleurs plus juste, loin des inégalités et des logiques d’exclusion. Ce projet a permis de renforcer l’identité collective du lieu et de donner une visibilité nouvelle à la lutte.

      L’année suivante, l’anthropologue Giorgio de Finis initie la création du Museo dell’Altro e dell’Altrove di Metropoliz (MAAM), un musée d’art contemporain installé au cœur de l’espace occupé. Plus de 450 artistes, certains de renom, sont intervenus in situ, intégrant leurs œuvres à l’architecture du lieu. Ce geste a non seulement conféré à Metropoliz une valeur culturelle et sociale reconnue, mais a aussi renforcé sa protection : difficile, désormais, de requalifier ce site abritant un patrimoine artistique d’une telle richesse. Ce projet collectif a ainsi permis de rendre visibles les enjeux liés au logement tout en imaginant, à travers l’art, des alternatives concrètes et poétiques à l’exclusion urbaine.

      Conclusion

      Cette première Perspective Croisée a mis en avant la diversité des formes de réappropriation de l’espace urbain, tout en soulignant le rôle ambivalent des friches : espaces laissés-pour-compte, mais aussi lieux d’expérimentation, de vie, de résistance. Les intervenantes ont montré comment ces marges, loin d’être vides, deviennent le terrain de luttes citoyennes, d’initiatives artistiques et de projets collectifs qui interrogent les logiques dominantes de l’aménagement.

      En croisant les approches – géographique, artistique, historique – cette rencontre a ouvert un espace de réflexion sur la manière dont les habitant·e·s, les artistes et les chercheur·euse·s réinventent l’usage de ces territoires fragiles, contestés, en transition. À travers leurs expériences, les friches apparaissent non seulement comme des objets d’étude, mais comme des leviers d’alternatives sociales, culturelles et écologiques.